Depuis sa création au début des années 2010, l’application bien connue Uber a réussi à révolutionner une industrie entière. Dans le contexte de l’« applification » de notre vie quotidienne, quels ont été les ingrédients de son succès ? Sa réussite est-elle vraiment attribuable à l’application elle-même ? Et qu’est-ce que le tout signifie pour l’avenir des soins de santé comme on les connaît ?

Ces dernières années, le nombre d’applications de santé a proliféré. Par conséquent, il en existe désormais une quantité exceptionnelle à portée de la main. Certaines sont conçues afin de gérer plusieurs maladies chroniques ou des problèmes de santé mentale. D’autres sont là pour aider à nous détendre, dormir, nous étirer, respirer, faire de l’exercice, etc.

Est-ce qu’elles fonctionnent? Oui, certaines fonctionnent, et même très bien, comme je l’ai indiqué dans mon récent texte L’ère des soins de santé numériques portant sur les changements de comportement engendrés par une des applications les plus efficaces.

Dans ce cas, pourquoi le taux d’adoption d’applications de santé numérique à portée plus vaste en pratique clinique est-il si bas ?

Disons-le franchement, nous nous concentrons trop sur l’application elle-même. Il existe plusieurs excellentes applications, mais cela ne constitue pas l’unique facteur qui favorisera leur adoption et leur utilisation.

Les applications de santé numérique pourraient très bien révolutionner l’avenir des soins de santé. Cependant, certaines conditions essentielles pour que cela se produise sont actuellement inexistantes ou en sont à leurs balbutiements.

À des fins de comparaison, prenons les applications de covoiturage. Si vous êtes comme moi, vous êtes entrés et sortis d’un véhicule Uber trop souvent pour compter le nombre de fois où vous y avez recouru.

Il faut bien se l’avouer, Uber et les autres applications de covoiturage équivalent à avoir votre propre service de limousine; toujours à votre disposition, peu importe où vous vous trouvez. Et pourtant, les taxis ne saisissent pas encore cette réalité.

J’aurais beaucoup de difficulté à expliquer le fonctionnement de cette application à mon défunt père. Vous utilisez votre téléphone, choisissez votre destination et… voilà, le tour est joué, car une personne en voiture, avec le nom et la photo qu’on vient de vous montrer, arrivera quelques minutes plus tard. Sans dire un mot, ladite personne va vous mener partout où vous désirez aller; vous sortez et partez, votre paiement est déjà effectué.

Ce qui est intéressant, c’est que l’application elle-même aurait probablement été incapable de prédire son propre succès. Bien sûr, pour réussir, elle devait bien fonctionner. Mais tout un écosystème et une série de conditions systémiques sous-jacentes devaient aussi être mis en place avant qu’elle puisse naître. Sans de tels éléments, le modèle Uber n’aurait tout simplement jamais marché et ne serait pas devenu si important.

De manière générale, six conditions devaient être réunies, soit trois techniques et autant de sociétales et de comportementales.

Les aspects techniques sont les plus évidents : 

  1. Il fallait étendre les réseaux cellulaires et leur permettre de prendre en main l’accès aux données à large bande.
    Les réseaux cellulaires ont été bâtis dans les années 70. Toutefois, ce n’est qu’en 1996 que les signaux numériques ont pu accéder aux appareils mobiles. Puis, les premiers réseaux 3G sont apparus au milieu des années 2000. Ce n’est donc pas un hasard si Uber n’a été lancé qu’en 2008.
  2. Les téléphones devaient être munis d’un GPS précis, alors que les cartes devaient être à jour et numérisées.
    Le premier téléphone doté d’un GPS est né en 1999, mais ce n’est que l’année suivante que le gouvernement américain a mis fin à la « disponibilité sélective ». Celle-ci entravait la précision des versions précédentes destinées aux consommateurs. Sans une telle mesure, Uber n’aurait jamais pu envoyer des véhicules à une adresse précise. Pour ce qui est des cartes, Yahoo! Maps et Google Maps n’ont respectivement été lancées qu’en 2004 et en 2005. Donc, Uber n’aurait pu naître avant.
  3. Il fallait une masse critique de gens avec des téléphones mobiles intelligents.
    Aux États-Unis, en 2010, on recensait moins de 20 % de détenteurs de téléphones intelligents. Ce n’est qu’en 2016 qu’on a atteint le seuil de 70 % des Américains propriétaires d’un tel appareil. C’est précisément à ce moment que les revenus d’Uber ont décollé.

Les catalyseurs sociétaux et comportementaux sont un peu moins évidents :

  1. La capacité et la prédisposition à accepter les transactions de commerce électronique.
    Même si le commerce électronique est apparu en 1979, il est devenu courant et grand public beaucoup plus tard. Si PayPal et d’autres méthodes de paiement sont désormais communes, l’utilisation courante et sécurisée de transactions de commerce électronique si largement répandues n’est arrivée qu’au milieu des années 2000.
  2. La confiance.
    Uber n’aurait jamais pu fonctionner sans la confiance de ses utilisateurs. Après tout, chaque fois que vous entrez dans un Uber, vous faites confiance à un parfait inconnu et à son véhicule personnel. Bien qu’Uber possède ses propres mécanismes, le terrain avait déjà été défriché par d’autres systèmes transactionnels axés sur la confiance. Par exemple, eBay a été le pionnier de ce changement sociétal ayant mené deux inconnus à acheter et à vendre des biens sans autre assurance qu’un système d’évaluation mutuelle. Uber utilise une méthode semblable pour mesurer la satisfaction du passager et la qualité du conducteur.
  3. La disponibilité de véhicules en surplus.
    Uber a profité d’un surplus de véhicules dans les ménages. Ainsi, depuis 2000, le nombre de foyers possédant trois voitures aux États-Unis a augmenté au point où à peine moins de 9 % des Américains ne possèdent pas de véhicule.

Dans un tel contexte, on peut penser que si le covoiturage avait été lancé en 2000, il aurait connu un échec lamentable et n’aurait tout simplement pas fonctionné.

Alors, quelles conditions sont nécessaires pour que les applications de santé numérique prennent leur essor et révolutionnent la santé telle que nous la connaissons?

Même si nous avons utilisé le covoiturage à titre comparatif, nous ne sommes pas encore rendus au même stade que ce domaine. Certains ingrédients clés sont en place, mais les pièces du casse-tête restent à assembler.

Les conditions technologiques, sociales et comportementales nécessaires en vue de l’adoption généralisée des applications de santé feront justement l’objet de mon prochain texte. À bientôt.


Ravi Deshpande, PharmD est pharmacien et chef exécutif du développement des affaires d’ELNA Medical pour le Canada.

Les opinions exprimées ici sont celles de l’auteur.